Protéger les affectations d’origine?

Conservation du patrimoine et changement d'affectation

Qu’est-ce qu’un moulin historique qui ne sert plus à moudre le grain? Un ancien bureau de poste sans guichet ? Un alpage sans bétail et donc sans production de fromage? Il nous arrive de plus en plus fréquemment de constater que les affectations d’origine de bâtiments historiques ont tout simplement disparu. Une telle disparition est ressentie comme une perte, ce qui nous conduit à nous demander si nous ne devrions pas protéger également les affectations d’origine.

Selon le refrain d’une chanson nostalgique, un soldat qui a survécu à la Première Guerre mondiale chante à son retour au pays: «Les rues et les maisons sont encore là, mais les anciens amis ne sont plus là.» Ce soldat aurait bien aimé reprendre le cours de sa vie d’avant et constate avec dépit que ses amis sont morts et que ce qu’il aimait a été déserté et ressemble à une coquille vide. Il se dirige ainsi, profondément attristé de cette perte, vers le cimetière. Du point de vue de la conservation du patrimoine, les choses sont très différentes: il n’y a pas vraiment de disparition! Ce que le conservateur aime et souhaite conserver, les rues et les maisons anciennes, sont encore là! Est-ce à dire qu’il ne protège pas ce qu’il faudrait protéger?

«Les changements d’affectation ne nous font-ils pas perdre notre sens de l’architecture?»

Certes, la conservation du patrimoine ne peut remédier à la disparition des anciens amis. D’ailleurs, même en ce qui concerne le maintien de la vie d’antan ou de l’affectation originelle d’un bâtiment historique, elle n’a guère son mot dire. Devrait-elle user de son influence pour inverser cette tendance? La réponse à cette question n’est pas évidente. Les principes directeurs de la conservation du patrimoine stipulent que: «La destination originelle est une composante de la valeur patrimoniale de l’objet; il ne faut pas y renoncer sans motifs importants.» (Principes pour la conservation du patrimoine culturel bâti en Suisse, Zurich 2007, 3.2, p. 43). Le premier chapitre de cet ouvrage est consacré à la définition précise de la notion de monument historique, mais il contient au paragraphe 1.4 une seule allusion à la destination historique qui constitue une des dimensions parmi d’autres de la valeur de témoignage d’un objet. La phrase qui suit la citation du chapitre 3.2 de cet ouvrage mentionne que les nouvelles utilisations doivent respecter le caractère de l’objet. Il n’y a toutefois pas d’explication sur ce que cela signifie concrètement. Une lecture entre les lignes donne plutôt l’impression que l’affectation d’origine est favorisée parce qu’elle a en règle générale un impact minimal sur le monument et aussi parce qu’un changement d’affectation est d’abord analysé en fonction de son impact sur la substance authentique et moins en fonction de sa proximité avec l’affectation d’origine. L’article 5 de la Charte de Venise renforce cette interprétation: «La conservation des monuments est toujours favorisée par l’affectation de ceux-ci à une fonction utile à la société; une telle affectation est donc souhaitable mais elle ne peut altérer l’ordonnance ou le décor des édifices.» La conservation des monuments semble donc considérer l’affectation et, partant, le changement d’affectation d’un monument comme un mal nécessaire sans lequel la pérennité de l’objet ne pourrait pas être assurée. L’affectation est considérée comme modulable et non pas comme un élément intimement lié à l’authenticité du bâtiment.

Réaffectation: le site industriel de l’entreprise Vidmar à Köniz (BE) s’est mué en une pépinière d’entreprises actives dans l’administration et les services, les arts et métiers et la restauration. (Image: G. Bally/Keystone)

L’irrésistible attrait de l’inédit

Les maîtres d’ouvrage, les usagers et les architectes voient les choses différemment: pour eux, l’affectation est la toute premièr priorité. L’architecture fonctionnaliste était hostile aux changements d’affectation car elle considérait que le principe «la forme suit la fonction» ne pouvait s’appliquer qu’imparfaitement à un bâtiment rénové. Dans les années 1980, les mentalités ont commencé à évoluer. L’audace, le non-conventionnel et donc l’originalité que tout projet de transformation nécessite devinrent des qualités recherchées et reconnues. A partir des années 1980, le contraste entre l’ancien et le nouveau, puis la patine de l’âge ont fasciné. La diversité des matériaux, des couleurs et des formes de l’ancien ont pris aujourd’hui le relais. De nos jours, il n’est pas rare que l’on transforme et rénove un ancien bâtiment qui aurait pu bénéficier d’une autorisation de démolition-reconstruction. Comme je l’ai mentionné précédemment, l’intérêt pour l’aspect insolite, non conventionnel des changements d’affectation est relativement récent. L’architecture moderne, avec son souci de nouveauté, n’a pas été la seule à mépriser les opérations de transformation, d’autres époques les ont considérées comme tout au plus intéressantes sur le plan économique. L’historicisme, notamment celui du XVIIIe siècle, recherchait une adéquation entre la fonction du bâtiment et ses caractéristiques, son aspect et son emplacement: un théâtre devait être ludique et festif, un poste de garde massif et sévère, une grange sobre et discrète. L’aspect architectural d’une maison d’habitation devait correspondre au statut social de ses occupants. Sous cet angle, toute transformation de l’affectation était alors considérée comme une altération d’un message architectonique original bien précis et, partant, comme une perte artistique et esthétique.

L’intérêt actuel pour les transformations est lié à l’esprit du temps qui accorde une très grande valeur à l’originalité et la créativité. Cet attrait de l’inédit a toutefois son revers: il ne dure pas. Qui, après toutes ces années, s’étonne encore de la transformation d’un ancien entrepôt viticole en musée ou d’une ancienne usine en logement? L’intérêt pour le surprenant, le non-conventionnel se cherche toujours quelque chose de nouveau. Lorsque leurs effets s’estompent, les attentes s’amenuisent également. Nous ne nous attendons pas à des déversements de grains dans les anciens greniers à blé, nous savons que les machines d’une halle d’usine ne vont pas se mettre en marche et nous ne verrons pas quelqu’un actionner les meules d’un vieux moulin pour sortir des sacs de farine. Il est de plus en plus fréquent de se retrouver dans un bâtiment historique dont l’affectation n’est pas celle d’origine, ce qui a des répercussions sur notre capacité de «lecture architecturale». Nous avons de moins en moins la capacité et l’envie d’identifier des éléments d’origine sur les façades historiques. Elles deviennent de charmantes, mais insignifiantes enveloppes. D’où la question: les changements d’affectation ne nous font-ils pas perdre notre sens de l’architecture?

Depuis 2014, l’église St-Josef de Lucerne peut être utilisée comme salle polyvalente grâce à l’installation de sièges déplaçables, de nouvelles lampes et de rideaux cachant les murs latéraux (rénovation: gzp Architekten). La maison de paroisse voisine est devenue une maison de quartier. L’ensemble s’appelle désormais Der MaiHof. (Image: Theres Bütler)

Recherche du meilleur avenir possible aux monuments
historiques

La conservation du patrimoine devrait-elle protéger non seulement le bâtiment, mais aussi son affectation d’origine? La réponse est non. Pour trois raisons au moins! Premièrement, parce qu’elle ne pourrait pas assumer les conséquences d’une telle protection. Deuxièmement, parce qu’une telle protection ne serait pas compatible avec notre Etat de droit. Et troisièmement, parce que ce serait une erreur de croire que sa tâche est d’arrêter le cours du temps. Critiquer l’esprit du temps ne fait pas non plus partie de ses tâches. La conservation du patrimoine doit se limiter à la recherche du meilleur avenir possible aux monuments historiques et, par un travail de sensibilisation, empêcher toute atteinte ou du moins réduire les dommages potentiels qui pourraient leur être portés. Dans sa pratique, elle tient compte du principe selon lequel «la destination originelle est une composante de la valeur patrimoniale de l’objet; il ne faut pas y renoncer sans motifs importants », mais elle ne dispose pas des compétences qui lui permettraient de protéger véritablement l’affectation d’origine. Cela explique sans doute la formulation très prudente de nos principes directeurs et de la Charte de Venise: l’affectation originelle fait certes partie de l’authenticité d’un monument, mais la protéger dépasse les possibilités d’un service public de la conservation du patrimoine.

Interprétée de façon littérale, la chanson de la Première Guerre mondiale nous ferait dire que la conservation du patrimoine ne peut rien pour atténuer le sentiment de perte que ressent le soldat à son retour au pays. La réalité est quelque peu différente: les tombes de ses amis ainsi que le cimetière mais aussi les rues et les maisons d’antan sont les lieux de mémoire que la conservation du patrimoine peut lui offrir. Elle ne peut pas faire plus.

Texte: Dr. Dieter Schnell, Dozent und Leiter des MAS Denkmalpflege und Umnutzung an der Berner Fachhochschule

Cet article a été publié pour la première fois dans le magazine Heimatschutz/Patrimoine 2-2016.
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